Une citation pour les curieux :

« Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups. Parce qu’il se comportait comme un saint, ce con. Sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » (Vivonne, La Table Ronde, 2021)

La main gauche de la nuit VS Dune : la battle !


Le contexte 

Rappelons une dernière fois que j'en suis là par la grâce de l'épisode 8 du posdcast C'est plus que de la SF, dans lequel David Meulemans (Aux forges de Vulcain), alors invité, comparait ces deux œuvres (on retrouvera la citation qui a fait naître cette battle dans la chronique consacrée à La main gauche de la nuit). Vais-je tomber d'accord avec lui, qui donne sa préférence à La main gauche de la nuit ? Telle est la question à laquelle j'ai décidé de m'amuser à répondre en comparant mes deux lectures !

Retrouvez sur le blog la chronique sur La main gauche de la nuit, et celle sur Dune.

"Un des deux plus grands romans de science-fiction..."

Après lecture, ces deux titres sont en effet de véritables poids lourds de la science-fiction, deux grands classiques qu'il n'est jamais trop tard pour découvrir. Tous deux présentent des univers fouillés, denses et portent d'intéressantes réflexions sur des questions de fond. L'investissement et le travail des deux auteurs est palpable, même après plusieurs décennies d'existence.

"Un seul roman de science-fiction pouvant être vaguement comparé à La main gauche de la nuit : Dune."

Il est vrai que l'un et l'autre présentent une réflexion et des approches similaires, en plus d'avoir opté pour le même genre : le planet opera

Les deux auteurs semblent partager une grande sensibilité naturaliste, au travers de sublimes descriptions de paysages traversés et éprouvés par les protagonistes, avec une grande importance accordée aux détails. Tous deux soulignent un parallèle constant entre la grande beauté des environnements et leur inhospitalité naturelle pour la vie humaine. Le propos est, ici, commun : ce n'est pas l'humain qui vient en conquérant, mais bien l'environnement naturel qui impose sa loi et les conditions dans lesquelles la vie et les intrigues s'organisent. 

Le Guin et Herbert partagent également une approche des ces environnements qui plaide pour l'adaptation et le respect des écosystèmes, pour une vie en harmonie avec la nature plutôt que contre elle. Cet aspect est plus implicite dans La main gauche de la nuit, car Genry Aï a été spécifiquement formé, en raison de sa mission, à s'adapter à l'environnement dans lequel il doit la mener à bien ; l'approche est donc induite dans le comportement et les choix de ce personnage. Chez Herbert, il est plus explicite et ressort de la multiplicité des points de vue qu'il présente : alors que les contrebandiers et les Harkonnens cherchent à récolter l'épice en calculant les pertes sans se préoccuper de l'environnement, les Fremen vivent en harmonie avec Arrakis et y ont parfaitement adapté leur mode de vie.

Du reste, il est intéressant que ces deux romans soient des œuvres à part entière et puissent être lus séparément des cycles auxquels ils appartiennent (le cycle de Hain pour l'un, et le cycle de Dune pour l'autre).

"Par l'ampleur du sujet traité et du succès, qui va bien au-delà de la science-fiction"

Ce qui frappe d'abord, dans l'un comme dans l'autre, c'est effectivement l'importance accordée au théâtre des évènements : Gethen dans La main gauche de la nuit, et Arrakis dans Dune. Ces deux planètes sont chacune un élément central de l'intrigue dans laquelle elles s'inscrivent. Il n'est plus question de conquête et de colonisation d'un monde étranger, mais bien d'adaptation et de prise en compte nécessaire de leurs particularités. Ces éléments jouent un rôle clé dans ces deux récits et leur dénouement.

Le Guin et Herbert vont, chacun à leur façon, assez loin dans cette logique. Ils abordent les aspects sociétaux, culturels, religieux, politiques, économiques, et la façon dont ils ont été façonné par l'environnement. Et l'influence de l'environnement sur les moindres aspects de la vie d'une espèce constitue, pour ces deux auteurs, une donnée nécessaire qu'il est impossible d'ignorer. 

Leur succès est indéniable, tant il est vrai que ces deux titres font partie de la culture populaire sans qu'il soit besoin d'être lecteur assidu de science-fiction.

Mais alors, lequel des deux s'impose (pour moi) plus que l'autre quant au sujet traité ?

La battle

Réflexion et approches similaires, donc, mais nous sommes bien face à deux romans très différents ! Brossons une comparaison.

Deux intrigues différentes 

D'une part, La main gauche de la nuit nous narre l'expérience pour le moins singulière de l'envoyé d'un consortium de planètes dont la mission est de convaincre Gethen de s'y joindre. Genry n'a aucun intérêt à défendre sur cette planète, n'a pas à prendre parti pour qui que ce soit et n'entend pas imposer quoi que ce soit aux gétheniens. D'autre part, c'est une sauce complètement différente : Arrakis est au cœur de complots économico-politiques impliquant une bonne partie de sa galaxie, et chacun cherche à tirer son épingle du jeu. 

Tandis que Genry est un étranger, un intrus, un visiteur, qui parcours humblement Gethen afin de mieux la connaitre et de mener à bien sa mission, Arrakis est assaillie de toutes parts et tiraillée entre les ambitions de chacun. Les Atréides, qui la reçoivent en fief de la part de l'Empereur, ne représentent qu'un des multiples points de vue portés sur la planète. Dans Dune, il s'agit bien d'en tirer quelque chose (et ça a souvent un rapport avec l'épice).

Nous avons donc, d'un côté, une vision plutôt passive de la planète Gethen, et de l'autre une vision pro-active de Dune, où chacun cherche à doubler ses adversaires et à éliminer ses ennemis. Point d'approche stratégique de la part de Genry, qui se contente de porter son message et s'efforce de remplir sa mission en y accordant le temps qu'il faudra, en recherchant toutes les opportunités pour cela.

Deux narrations différentes

La main gauche de la nuit est essentiellement porté par un unique point de vue, celui de Genry, bien qu'y soit associé celui de Therem Harth lorsqu'ils voyagent ensemble. Son personnage est dans une position de retrait et le lecteur doit découvrir avec lui, comprendre avec lui, partager sa curiosité. Le Guin souligne d'ailleurs ses incompréhensions et ses erreurs, puis les conséquences qu'elles peuvent avoir par la suite. C'est inhérent à sa posture et à sa mission, et cela permet à l'autrice de faire preuve d'une grande finesse dans son approche. Elle insiste beaucoup plus sur l'altérité : comment mieux comprendre et mieux se faire comprendre ? Genry analyse sans cesse la façon dont Gethen, planète très froide, a façonné le mode de vie de ses peuples. Plus il en sait, mieux il comprend, moins il commettra d'erreurs. C'est, pour ce personnage, une démarche essentielle d'apprentissage, qu'il applique tant comme ambassadeur du consortium que dans les relations interpersonnelles, un autre aspect que l'on découvre avec Therem Harth.

Dune est porté par une multiplicité de points de vue. Chez Herbert, le propos gagne en complexité, les intérêts se croisant et se recroisant, se confrontant ou s'ignorant, permettant au lecteur d'imaginer de quelle façon un même élément — Arrakis — peut représenter des choses très différentes pour différents partis. Cela sert d'ailleurs à merveille un récit épique, empreint d'une grande tragédie à la grecque (les protagonistes devant accepter leur destinée et y faire face, très ancrés dans leurs rôles respectifs). Alors que Le Guin maintient le flou politique qui oppose la Karhaide à l'Orgoreyn — il n'est pas vraiment possible de prendre parti, en tant que lecteur, pour l'un ou pour l'autre — Herbert annonce clairement la couleur, indiquant d'emblée au lecteur qui est respectable et qui ne l'est pas. Cela a pour conséquence une perte nette en nuance et en finesse, certes pour les besoins de l'intrigue.

Deux approches similaires, mais qui conservent leur spécificité

Le Guin se démarque par une approche anthropologique de son sujet, là où Herbert met totalement Arrakis au service de son intrigue. Gethen s'impose à Genry : il la découvre et apprend d'elle. Les aspects mis en avant par l'autrice ne le sont presque que par incidence, tant elle semble s'amuser à imaginer quelles seraient les différences, et ce que donnerait une confrontation entre l'humain tel que nous le connaissons et le géthénien. Les éléments qu'elle évoque ne sont donc souvent que le fruit des observations de son protagoniste, et non une pièce essentielle à son histoire. 

Chez Herbert, tous les aspects évoqués sont autant de pièces du puzzle de l'intrigue. Élément beaucoup plus développé, la religion et les croyances des Fremen sont essentielles au dénouement, de même que les explications sur l'écologie de la planète et les développements sur l'épice. Tout ce que l'auteur met en avant doit servir le récit, d'une façon ou d'une autre, à un moment ou à un autre.  

Verdict ?

Il est difficile de trancher entre deux œuvres qui ont abordé un sujet d'une façon très différente, mais chacune à sa façon avec talent. C'est donc, sans grande surprise, ma sensibilité de lectrice qui tranchera. 

Je suis plus sensible à l'approche d'Ursula K. Le Guin, dans La main gauche de la nuit, à sa subtilité et à sa finesse d'analyse, à l'attachement qu'elle accorde aux détails et aux nuances, ainsi qu'à la qualité de l'écriture (de la traduction, en l'occurrence). Herbert va loin, lui aussi, mais ne me laisse pas, en tant que lectrice, beaucoup de choix d'interprétation et d'éléments de réflexion. Il porte son message d'une manière forte, peut-être plus percutante car beaucoup plus porté sur l'action. Mais je reconnais chez Le Guin l'intelligence de ne pas trancher, de ne pas dessiner de frontière nette, de ne pas juger, d'inciter son lecteur à se mettre à la place de l'autre : autrement dit, d'essayer de restituer la complexité dont sont faites nos existences et nos interactions. 

Et je tombe donc d'accord avec David Meulemans !



Commentaires

  1. "je reconnais chez Le Guin l'intelligence de ne pas trancher, de ne pas dessiner de frontière nette, de ne pas juger, d'inciter son lecteur à se mettre à la place de l'autre"
    C'est exactement ce que j'adore chez elle, elle donne beaucoup à voir et à réfléchir mais elle n'impose jamais frontalement ses idées.
    (et je ne me lancerai pas dans la comparaison des 2 œuvres, ma lecture de Dune remonte à trop loin pour que je puisse en tirer quelque chose ^^)

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    1. J'ai trouvé ce retrait de l'autrice fort, en tant que lectrice. :)

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