Une citation pour les curieux :

« Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups. Parce qu’il se comportait comme un saint, ce con. Sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » (Vivonne, La Table Ronde, 2021)

La main gauche de la nuit, d'Ursula K. Le Guin, chez Le livre de Poche (2006, pour la version lue ; 1971, pour la traduction française chez Robert Laffont)

Wass'up ?

Il y a quelque temps, j'écoutais l'excellent podcast C'est plus que de la SF, dont le huitième épisode proposait une analyse du travail d'Ursula K. Le Guin, plus particulièrement au regard de son ouvrage le plus célèbre : La main gauche de la nuit, quatrième tome du cycle de Hain. David Meulemans, éditeur aux Forges de Vulcain et invité de cet épisode, y affirmait ceci : 
Je pense que c'est peut-être un des deux plus grands romans de science-fiction. À mes yeux, il n'y a qu'un seul roman de science-fiction qui peut vaguement lui être comparé, c'est Dune. Quand je dis vaguement, ce n'est pas pour atténuer le mérite de Dune, mais c'est par l'ampleur du sujet traité et du succès, qui va bien au-delà des cercles de la science-fiction.
Comme je n'avais lu aucun de ces deux titres, challenge accepted : j'ai décidé d'enchaîner les deux lectures pour m'en faire ma propre idée.

La quatrième de couverture

Sur Gethen, la planète glacée que les premiers hommes ont baptisée Hiver, il n’y a ni hommes ni femmes, seulement des êtres humains.
Des androgynes qui, dans certaines circonstances, adoptent les caractères de l’un ou l’autre sexe.
Les sociétés nombreuses qui se partagent Gethen portent toutes la marque de cette indifférenciation sexuelle.
L’Envoyé venu de la Terre, qui passe pour un monstre aux yeux des Géthéniens, parviendra-t-il à leur faire entendre le message de l’Ekumen ?
Ce splendide roman a obtenu le prix Hugo et a consacré Ursula Le Guin comme un des plus grands talents de la science-fiction.

Ma chronique 

* Cette chronique est estampillée #DéfiCortex *

La main gauche de la nuit est un planet opera qui change agréablement des thèmes habituels du space opera et de ses dérivés. L'auteur y propose une réflexion approfondie sur notre rapport à l'altérité à travers l'expérience de Genry Aï, un émissaire envoyé sur la planète Gethen par l'Ekumen, un conglomérat de mondes, afin de convaincre les peuples gétheniens de s'y joindre. 

Sur la forme, le texte se présente comme un "rapport romancé" déposé par notre Envoyé (vous pouvez donc tenir pour acquis que, malgré tous les pépins qu'il va rencontrer, il en est revenu), une suite de documents dont il n'est d'ailleurs pas toujours l'auteur. Ce choix lui donne une certaine distance dans son récit, même lorsque les évènements évoqués sont violents. Il y a ensuite un emploi alternatif du passé et du présent dans les temps de narration, un peu déroutant parfois, sans doute dans l'intention de la rendre plus immersive.

Sur le fond, je comprends aisément son statut de monument de la science-fiction. Sa réflexion sur l'altérité est enrichie par une approche anthropologique (dont il est question dans le podcast) et contemplative des évènements décrits par Genry. D'abord, il conserve tout au long du récit sa position d'étranger : il observe et analyse comme tel, est perçu et traité comme tel, et la planète Gethen ne s'est pas arrêtée de tourner à son arrivée, bien au contraire. Sa présence, loin d'être connue ou reconnue en ce monde, suscite, sinon l'indifférence, la curiosité, voire la défiance des personnes qu'il rencontre. Il est un intrus, et le reste. Ensuite, l'auteur fait une exploration très fine des différences qui séparent Genry de ses hôtes : culturelles (parfois d'un pays, d'une région à l'autre !), physiologiques, linguistiques, politiques, sociales, etc. et de la façon dont ces éléments sont influencés par l'environnement et le climat de leur planète. Genry est placé dans une position telle qu'il doit constamment prêter attention au point de vue de ses interlocuteurs, c'est-à-dire à tous ces éléments, de sorte à pouvoir installer une confiance durable. C'est d'autant plus intéressant qu'il commet des erreurs. 

Cette approche est d'abord globale, dans une première partie du roman au cours de laquelle Genry décrit de quelle façon il est confronté au mœurs de la Karhaïde, territoire qui l'accueille en premier, puis de l'Orgoreyn, vers lequel il finit par se tourner. Pris dans les intrigues politiques qui opposent les deux territoires, Genry s'efforce tant bien que mal de remplir sa mission. Mais l'approche devient dans un second temps beaucoup plus personnelle, au travers de la relation qu'il entretient avec Therem Harth tout au long du récit. Après une cassure nette dans la trame, au moment où ce dernier organise le sauvetage puis la fuite de Genry de l'Orgoreyn vers la Karhaïde, le déroulement des évènements se concentre sur l'évolution de la relation entre ces deux personnages. Ce qui n'étaient que des rapports diplomatiques et méfiants se transforme, dans la traversée éprouvante et potentiellement mortelle qu'ils font des paysages gelés de Gethen, en une relation intime aux sentiments bien plus subtils. Du reste, la précision de ses descriptions des milieux naturels évoquent du vécu, au point que je me suis demandée si Ursula Le Guin n'avait pas connu l'Islande...

Ce parallèle entre une approche à la fois globale et intime de l'altérité à laquelle est confronté Genry constitue, à mon sens, toute la beauté du travail que l'auteur a réalisé dans La main gauche de la nuit. Genry et Harth ont besoin de faire chacun un pas vers l'autre pour survivre, pour mener à bien leurs desseins respectifs ; ils surmontent le gouffre qui les sépare pour le faire. Tout, dans le récit, sert l'extraordinaire dynamique qui se développe entre eux. La chute, frustrante dans sa brutalité, couronne pourtant superbement l'épopée de ces deux personnages.

Il m'a fallut un peu de temps, un peu de recul pour digérer cette lecture. Pour lui laisser le temps d'infuser. Elle a fini par s'imposer comme un des meilleurs récits qu'il m'ait été donné de lire. 

Il ne me reste donc plus qu'à finir Dune, dont je vous parlerai bientôt.

Le jour est la main gauche de la nuit,
et la nuit la main droite du jour.
Deux font un, la vie et la mort
enlacés comme des amants en kemma, 
comme deux mains jointes,
comme la fin et le moyen.

Le pense-bête du libraire

Coup de cœur
Genre/Fréquence : roman en science-fiction, space/planet opera. Quatrième du cycle de Hain, sur sept tomes.
Autres titres notables de cet auteur
Chez Le Livre de Poche : Terremer (cycle composé de romans et de nouvelles, 2018 pour l'intégrale).
Chez Le Bélial : Aux douze vents du monde (recueil de nouvelles, 2018).
Le pitch en une phrase : Genry Aï est envoyé sur la planète Gethen pour convaincre ses peuples de rejoindre un consortium de mondes, l'Ekumen.
Ce qui peut piquer la curiosité du client : le fait que le récit s'éloigne un peu des thèmes rebattus du genre, la réflexion approfondie qu'il mène sur l'altérité et sur la façon de la surmonter. L'invitation à essayer de se mettre à la place de l'autre.
Les atouts à mettre en avant : C'est bien écrit, intelligent, touchant, d'une grande finesse. Elle restitue superbement la complexité du rapport à l'autre, ce qui nous sépare et nous rapproche. Il y a un véritable hommage à la nature dans la beauté de ses descriptions.
Les éventuels freins à l'intérêt du client : il y a en réalité peu d'action, même s'il y a des moments de tension. Le récit prend son temps pour les descrptions et la réflexion. Une cassure nette coupe la trame en deux, ce qui peut aboutir à perdre le lecteur en route.
À qui je conseillerais : à tout amateur science-fiction, de récits réflexifs, à qui a envie de s'éloigner des thèmes habituels du space opera, ou tout simplement à qui a envie de lire ses classiques.
Peut être rapproché de : Dune, de Frank Herbert, bien sûr, dont je constate déjà qu'il mène une réflexion comparable avec les fremen. Mais aussi et pourquoi pas L'homme dans le labyrinthe, de Robert Silverberg, qui esquissait à sa façon des questions similaires.

Commentaires

  1. C'est un très beau roman, je me suis cassé les dents dessus la première fois mais la deuxième fois ça a été la révélation. Ça me fait très plaisir qu'on reparle de lui, ça me donne envie de le relire en plus :D

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    1. Il y a certainement des moments plus adaptés que d'autres pour lire certaines œuvres, que ce soit une question d'âge ou une période de vie. ^^

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