Une citation pour les curieux :

« Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups. Parce qu’il se comportait comme un saint, ce con. Sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » (Vivonne, La Table Ronde, 2021)

Vivonne, de Jérôme Leroy, aux éditions de La Table Ronde (2021)

 Grand format - 416 pages - 22 euros 
Paru le 7 janvier 2021
EAN : 9782710388982

Quatrième de couverture

Alors qu’un typhon dévaste l’Île-de-France, l’éditeur Alexandre Garnier contemple le cataclysme meurtrier depuis son bureau, rue de l’Odéon : une rivière de boue coule sous ses fenêtres, des rats surgissent des égouts. Le passé aussi remonte à la surface. Devant ce spectacle de fin du monde, Garnier se souvient de sa jeunesse et surtout de son ami, le poète Adrien Vivonne, auteur entre autres de Danser dans les ruines en évitant les balles. Garnier a publié ses livres avant que celui-ci ne disparaisse mysté rieusement en 2008, il y a presque vingt ans.
Qu’est devenu Vivonne ? Partout en Europe, la « balkanisation climatique » sévit et les milices s’affrontent tandis que la multi plication des cyberattaques fait craindre une Grande Panne. Lancé à la poursuite de Vivonne, Garnier essaie de le retrouver avant que tout ne s’effondre. Est-il possible, comme semblent le croire de plus en plus de lecteurs dans le chaos ambiant, que Vivonne ait trouvé un passage vers un monde plus apaisé et que la solution soit au cœur de ses poèmes ?

Ma chronique 💛

(❗Spoilers majeurs❗)

J’aimerais pouvoir vous expliquer plus longuement ce que deux dépressions, une vie d’anxiété quotidienne, une gestion émotionnelle désastreuse et l’épreuve que constitue le fait d’être chaque jour en interaction avec d’autres êtres humains m’ont appris, mais ce n’est ni le lieu, ni le moment. Je dirai simplement ici que j’ai appris chèrement — et suffisamment tôt, je l’espère… — que la vie est trop courte pour tolérer le moindre compromis en ce qui concerne son bien être et la personne que l’on souhaite profondément devenir. Et dans un monde qui nous incite incessamment à la médiocrité, une telle posture exige de l’opiniâtreté. Pour cela, j’apprendrai toute ma vie : ars longa, vita brevis.
 
C'est dans cette perspective que je vais vous parler de Vivonne. Il se trouve que j’ai découvert ce texte dans un moment de fragilité, et c’est sans doute par-là qu’il me faut commencer si j’espère vous convaincre d’accepter d’emprunter mes lunettes, au moins pour ces quelques lignes que vous passerez en ma compagnie.

Oh, bien sûr, le récit n’est pas exempt de défauts que mes comparses n’auront pas manqué de souligner, ici ou là ; je ne les discute pas ni même, pour la plupart, n’en conteste l’existence. Seulement, à mes yeux, Vivonne défend une idée si essentielle qu’ils m’indiffèrent. Du reste, il y a bien des choses à dire, sur ce texte, que je n’évoquerai pas ; d’autres, je pense, s’en chargeront mieux que moi.

Ce dont je veux parler touche à l’intime. Pourquoi j’ai souri en lisant ces pages, pourquoi j’en pleurerais parfois, à présent, de les avoir lues, je vais essayer de vous le faire entrevoir.

Vita brevis…

La vie n’est pas seulement courte. Elle est fragile, devient rapidement précaire et, hors des représentations fictives par lesquelles nous organisons collectivement et individuellement nos existences, n’a pas de valeur réelle. Elle est cruelle, laide et sale du fait de ceux qui font preuve de cruauté, l’enlaidissent et la salissent. L’effondrement décrit dans Vivonne n’est pas brutal — il n’en a pas besoin — et il présente l’avantage d’être un évènement partagé. Tout en étant inéluctable, il laisse le temps à chacun de réfléchir à ce qu’il est, à ce qu’il devient, en même temps que tombent les masques. Trois personnage et, à travers eux, trois postures différentes, permettent à Jérôme Leroy d'illustrer cela.

Il n’est pas étonnant qu’un Alexandre Garnier ait suscité tant d’antipathie. L'auteur dépeint un individu méprisable : fat, complaisant, lâche et imbu de ses privilèges, il incarne caricaturalement ce jeu de représentation sociale auquel nous nous prêtons tous, de gré ou de force, sciemment ou non. Envieux d’Adrien Vivonne comme le lamentable « ami » qu’il a toujours été à son égard et comme l’éditeur qu’il sera un temps pour lui, sa quête soudaine de rédemption ne peut qu’apparaître pathétique aux yeux d’un lecteur agacé par son personnage. Alexandre Garnier a pourtant bien de quoi susciter une certaine pitié en ce qu’il ne parvient pas à comprendre ce que représente Adrien Vivonne pour ceux qui l’ont rencontré, bien qu’il l’ait connu personnellement, en plus d’avoir lu et publié une partie de son œuvre. Il cherchera une réponse à cette interrogation jusqu’au terme du récit, en vain. Nous y reviendrons.

Béatrice, un deuxième protagoniste, incarne une autre posture : l'insatiabilité de qui a effleuré la félicité avant de la perdre de vue. Présentée comme quelqu’un de discret et de modeste, attachée à son travail de bibliothécaire dans une petite ville de province, elle comprend ce qu’il y a à comprendre, voit ce qu’il y a à voir en Vivonne. Comme beaucoup, Béatrice découvre Adrien en lisant ses poèmes mais est la seule a avoir réellement partagé sa vie. Lorsque Garnier la retrouve à l’aéroport afin de poser des questions à son sujet, elle est animée d’une détermination sereine qui cristallise, à mes yeux, la seule attitude qui vaille en ce monde.

Le troisième protagoniste notable du récit est Chimène. Intelligente, irrévérencieuse et froide, elle a choisi d’embrasser la violence débridée devenue réalité du monde dans lequel elle vit, au mépris de ce que sa mère a souhaité lui inculquer. Elle incarne quant à elle une posture nihiliste, désabusée, ne croyant plus en rien d’autre qu’à la nécessité de sa propre survie, se foutant bien des partis au côté desquels cela la conduit à se ranger. Alors qu’il décrit un personnage semblant accepter le monde tel qu’il est devenu, Jérôme Leroy décrit pourtant un parcours aussi vain que celui d’Alexandre Garnier puisque voué à l’insatisfaction, au moins au départ. Car sa propre quête se présente avant tout sous la forme d’un mensonge : celui qu’il n’y a plus rien à chercher, plus rien à attendre. Son chemin la conduit inexorablement et plus ou moins consciemment à se lancer à son tour sur les traces de son père, qui n’est autre que le poète disparu. Un détail qui a son importance symbolique puisque, bien qu’elle soit la fille de Béatrice et d’Adrien, sa posture est aux antipodes de celle de ses parents. Là encore, nous y reviendrons.

… Ars longa.

D’Adrien Vivonne, il faut d’emblée poser qu’il incarne un idéal évidemment inatteignable. Ce personnage éblouit à la fois par son absence et par l’espoir qu’il inspire malgré tout dans son sillage, sans pourtant chercher à influencer qui que ce soit. Adrien Vivonne se contente de vivre et, à l’opposé de sa fille, d’embrasser ce que cette vie a de meilleur à lui offrir, spontanément, sans arrière-pensée.

Alexandre Garnier, qui ne comprend que trop tard qu’il y avait quelque chose à chercher, est donc condamné à terminer sa vie comme il l’avait commencée : dans l’ombre de Vivonne, sans être parvenu à le (re)trouver. Sa tentative de biographie cherche à disséquer le personnage quand il aurait fallut en rechercher l’essence, et est donc nécessairement vouée à l’échec. Parce qu’il y aura toujours des individus que la Douceur n’atteint pas, il fallait un Alexandre Garnier pour incarner une quête qui ne peut que passer à côté de son objet tant elle s’inscrit dans un paradigme étranger au leur. La Douceur ne serait pas la Douceur s’il n’y avait la médiocrité pour rendre nécessaire, voire vital, l'élan qui consisterait à la dépasser.

Chimène nous montre quant à elle que la Douceur n’est ni universelle, ni acquise : elle est un choix, un changement de paradigme que l’on ne peut effectuer qu’imparfaitement. Loin de la conduire naturellement vers les mêmes inclinaisons que ses parents, le fait d'être la fille d'Adrien et Béatrice ne l'a en rien éloignée d'un chemin radicalement opposé à la Douceur ; elle embrasse le médiocre sans rien chercher au-delà. Elle nous montre aussi que le paradigme peut changer à tout moment de la vie, quels que soient nos choix antérieurs. Pourtant profondément nihiliste au départ, son personnage illustre mieux qu'aucun autre l’espoir que représente la Douceur, offerte à chacun de façon égale.

Béatrice, enfin, incarne cette opiniâtreté forcenée mais, nous l’avons dit, sereine avec laquelle ceux qui veulent tendre vers cet idéal doivent s’armer. Car si, chez Adrien, la Douceur est spontanée et insouciante, elle est pour nous tous un effort de chaque instant. Son choix de tout quitter, de partir seule et sans se retourner pour rejoindre le dernier lieu de résidence connu de son ancien amant illustre à la fois une liberté, un courage et une détermination inhérentes à sa démarche. Choisir la Douceur, c’est choisir de quitter sans regret une posture délétère et partir à la recherche d’une paix de l’âme, envers et contre tout.

On l’aura compris, le voyage dans lequel se lancent finalement ces trois personnages n’est qu’une allégorie. Ce voyage, ce choix, cette quête de l’horizon de la Douceur se répète encore et encore, chaque fois que le monde requiert de nous d'opter en conscience, au quotidien, pour cet effort et cette opiniâtreté plutôt que pour la facilité de la médiocrité. Vous, moi, eux : Mille visages
Vivonne est une invitation à oser ce courage.

« Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups. Parce qu’il se comportait comme un saint, ce con. Sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » 
 
La Douceur. C’est à la fois grandiose et si simple. C’est la posture d’Adrien Vivonne, au-delà de tout ce que l’existence a de médiocre, de cruel, de laid et de sale. Enfant, Adrien ne semble pas réagir au décès de ses grands-parents, avec qui il entretenait pourtant un rapport chaleureux et affectueux. Non qu’il n’aimait pas ses proches, nous dit-on, mais il était simplement au-delà. Cet être au-delà, cet être malgré tout, c’est le cœur de la Douceur, nom que donne Jérôme Leroy à ce détachement complet du médiocre, à cette élévation de l’esprit dans un lieu où il ne serait plus capable que d’aimer ce qu’il y a à aimer, dans une douce indifférence de tout ce qui voudrait s’y opposer. La Douceur est une idée d'une grande beauté, celle d'une paix de l’âme si complète qu’elle se suffit à elle-même et à rechercher immédiatement au-delà de l'épreuve (en quoi elle se distingue du stoïcisme et le dépasse).

Dieu, que la paix me manque parfois, comme j’aspire à la Douceur… Et que cette vie est courte, en effet, pour une quête et un apprentissage qui ne connaitront sans doute jamais de fin. La vie est absurde, disait Camus, et ce n'est que pure folie que de se résoudre à la poursuivre. Quel que soit le nom que l’on veut lui donner, la Douceur est une idée à défendre, un horizon vers lequel je m’efforce chaque jour de tendre en me disant qu’elle est l’unique condition à laquelle j’accepte d’embrasser cette folie
 
Et parce qu'il a su faire résonner intimement cette idée qui germait déjà en moi, Vivonne est à mes yeux un chef d’œuvre.


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