Une citation pour les curieux :

« Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups. Parce qu’il se comportait comme un saint, ce con. Sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » (Vivonne, La Table Ronde, 2021)

Terra Ignota - Les jours de transformation (T1 et T2), d'Ada Palmer, chez Le Bélial' (Fr : 2019/2020 ; En : 2016/2017)

 
672 pages
ISBN : 978-2-84344-958-1
Parution : 24 octobre 2019
 
544 pages
ISBN : 978-2-84344-962-8
Parution : 28 mai 2020
 
Traduction : Michelle Charrier 
Langue originale : anglais (États-Unis)

Quatrièmes de couverture

Tome 1 : Trop semblable à l'éclair

Année 2454. Trois siècles après des évènements meurtriers ayant remodelé la société, les concepts d’État-nation et de religion organisée ont disparu. Dix milliards d’êtres humains se répartissent ainsi par affinités, au sein de sept Ruches aux ambitions distinctes. Paix, loisirs, prospérité et abondance définissent ce XXVe siècle radieux aux atours d’utopie. Qui repose toutefois sur un équilibre fragile. Et Mycroft Canner le sait mieux que personne… Coupable de crimes atroces, condamné à une servitude perpétuelle mais confident des puissants, il lui faut enquêter sur le vol d’un document crucial : la liste des dix principaux influenceurs mondiaux, dont la publication annuelle ajuste les rapports de force entre les Ruches. Surtout, Mycroft protège un secret propre à tout ébranler : un garçonnet aux pouvoirs uniques, quasi divins. Or, dans un monde ayant banni l’idée même de Dieu, comment accepter la survenue d’un miracle ?

Tome 2 : Sept Redditions 

Année 2454. Dix milliards d’êtres humains se répartissent en sept Ruches ayant remplacé les États-nations d’antan. Paix, loisirs, prospérité et abondance définissent ce XXVe siècle aux atours d’utopie.  Pourtant, l’âge d’or dans lequel baigne l’humanité depuis trois cents ans touche peut-être à sa fin. Les Ruches coexistent selon un équilibre plus fragile que n’importe qui l’aurait cru, et seule une série de meurtres calculés avec précision maintient le statu quo politique. Le ver est dans le fruit, et avec lui la pourriture… Que faire ? Laisser perdurer l’inacceptable au bénéfice d’une paix de plus en plus friable ? Ou tout réformer ? Mycroft Canner, criminel condamné à une vie de servitude et confident des puissants, a en main l’atout à même de créer, pour peu que l’occasion se présente, les conditions d’un monde infiniment meilleur pour tous et à jamais. Un atout qui, s’il était mal utilisé, pourrait pourtant réduire en pièces tout ce qui existe… 

Ma chronique 💛

L'orchestre... 

Avant même d'être le récit de l'un de ses protagonistes, Terra Ignota s'impose d'abord par le monde dans lequel son intrigue se déroule. Nul besoin de jeter aux orties la totalité des ancrages que son lecteur a dans le présent : en historienne, Ada Palmer sait pertinemment que toute actualité est un futur passé dont les prochaines générations s'inspireront... ou pas ; qu'il suffit, au fond, d'ajuster certains curseurs déjà familiers pour rebattre complètement les cartes d'un monde. Si familiers que, projeté dans 400 ans, le nôtre n'a pas vu l'ombre d'une idée totalement neuve — mais est-ce que ça existe encore, de toute façon ? 
 
Une guerre de cultes dévastatrice ? La citoyenneté choisie ? Des voitures volantes ? L'éclatement de la cellule familiale ? Aller sur la lune ? Rien de tout cela ne surprendra, dans l'Histoire du monde ni dans celle de la fiction. L'inventivité opère en aval, dans les interactions et leurs conséquences, avec pour principe cette question maitresse : que se passerait-il si on modifiait tel élément ?

De la Guerre des Églises, Ada Palmer tire un des traumatismes fondamentaux de l'ère postérieure, si profond que tout individu est culturellement et intimement imprégné par les interdits liés au simple fait de mentionner sa foi en public. D'un système de transport si rapide qu'il peut conduire quiconque en tout point du globe en quelques heures, elle tire un nouvel équilibre politico-économique mondial totalement dépendant de son bon fonctionnement. À partir de l'idée de citoyenneté choisie, elle abandonne la prédominance du cadre des États nations pour adopter celui des ruches, chacune dotée d'un mode de gouvernance, d'un droit, de valeurs et d'intérêts propres. À partir de l'idée d'une famille choisie, elle crée le bash, un chez-soi qui réunit tous les membres avec qui ses fondateurs ont eu envie de partager leur foyer. À ce stade, le fait que toute trace de genre ait disparut du langage et des codes vestimentaires n'est déjà plus qu'un détail...
 
Et pourtant, à une époque lointaine où un aller sur la lune est devenu une simple destination de sortie scolaire, beaucoup d'ancrages seront toujours là, sous une forme ou une autre : nationalités, villes, langues... jusqu'à l'Union européenne, à qui Ada Palmer offre une longévité pour le moins inespérée.

Mais notre historienne va plus loin en se demandant de quelle époque ce nouvel ordre mondial — et particulièrement ses élites — aimerait se souvenir ? Spécialiste de la Renaissance et, à la lire, nourrie tant par les grands auteurs que par le style de cette époque, gageons que l'autrice n'aura pas mis bien longtemps à arrêter son choix. Les codes vestimentaires, les mœurs, les idées : derrière les portes closes, arrangements entre puissants et transgressions en tout genre se trament dans un anachronisme discret. 
 
C'est dans ce décor que Mycroft Canner, viscéralement haï de ses contemporains pour avoir commis les crimes les plus abjects que l'on puisse imaginer à l'encontre des membres de son bash adoptif, rencontre Bridger, un enfant doté de pouvoirs divins — en termes de pavé dans la marre, ça se pose là. Interlocuteur privilégié du lecteur, il fait le récit de la semaine au cours de laquelle l'équilibre d'un monde en paix depuis trois siècles a basculé, une période qu'il nommera plus tard "les jours de transformation".
 
Il n'est pas nécessaire d'en dire davantage sur l'intrigue, dont Trop semblable à l'éclair se borne sciemment à dresser minutieusement le décor et à positionner les pions. Mais telle une partie d'échec, aucun d'entre eux n'est déplacé au hasard et jouera son rôle tôt ou tard. Cette précision dans la construction de la trame en fait une lecture qui pourra sans doute paraitre difficile, puisque chaque détail compte, mais elle en fait avant tout un texte brillant, puissant et incroyablement émouvant par moments.

L'écriture est superbe, et il faut absolument saluer le fabuleux travail de Michelle Charrier, dont la traduction rend totalement justice à une œuvre aussi dense qu'exigeante. Un véritable défi tant l'autrice joue de divers procédés de narration et registres d'écriture. Quant à l'effacement du genre dans les dialogues, il fait l'objet d'un rendu qui à mon sens s'intègre parfaitement au texte, bien qu'il nécessite un temps d'adaptation à la lecture.

... le chef d'orchestre...

Sept Redditions dépeint les derniers jours de transformation, soit la fin de la semaine au cours de laquelle tout a basculé. Ada Palmer saccage minutieusement tous les acquis qu'elle a offerts précédemment à son lecteur sur l'état des rapports entre les pions : un jeu d'interactions aux conséquences imprévisibles commence.

D'une part, une véritable cassure dans le rythme des évènements met le lecteur en état d'alerte permanent. Les révélations s'enchainent à une cadence insensée, brutale, sans jamais laisser le temps nécessaire à la digestion des nouvelles conséquences possibles, ni à l'anticipation de la suite des évènements. Chaque interaction (passée, présente ou future) révélée modifie sans cesse l'état des rapports à considérer entre les pions. Cette cassure renforce en outre l'immersion du lecteur dans le récit, tiraillé entre la nécessité de remettre en question un ordre établi pour compenser ses failles, et la peur de perdre le précieux équilibre qu'elles ont contribué à établir. Il partage alors avec ce monde sur le point de basculer un désemparement profond face à des fondations qui menacent de céder.
 
D'autre part, les pions présentés au départ demeurent invariablement les mêmes. Le déroulé de l'intrigue est toujours mené d'une main de maître, chacun jouant un rôle bien défini, qui en réalité ne fait que se dévoiler ou évoluer au gré des interactions. On peut alors commencer à goûter l'ampleur du travail de l'autrice, qui aura mis cinq ans à concevoir la trame de son récit. Personnages, idées, concepts et relations gagnent en complexité, en profondeur, en subtilité. Ainsi, Ada Palmer ne prend jamais son lecteur en traître. Vous maitrisez toujours le quoi, c'est tout le reste qui ne cesse de se dérober. Une telle constance était nécessaire pour ne pas se perdre dans l'enchainement haletant des évènements.

Notre autrice a déjà fait miroiter la plus évidente de ces interactions dans Trop semblable à l'éclair : la rencontre entre un enfant doté de pouvoirs divins et un monde qui a fait de la mention des croyances religieuses un tabou culturel majeur. Mais celle-ci, offerte sur un plateau, ne contribue qu'à détourner votre attention de tous les éléments qui peuvent par ailleurs entrer en collision... Et ils sont terriblement nombreux. 
 
Cette lecture inflige donc une fessée d'humilité majeure : on ne sait jamais , ni quand, ni comment. Vous n'avez plus qu'à laisser faire le chef d'orchestre et à former un "o" silencieux au détour d'une énième page, surpris par la nouvelle tournure que prend le récit. Les voies d'Ada Palmer sont impénétrables, et elle ne manque d'ailleurs pas de dispenser cette amère leçon à ses propres protagonistes, qu'une fin implacable vient douloureusement rappeler à l'ordre.

Sur la forme, écriture et traduction restent impeccables, et l'éventail de procédés narratifs toujours le même. Rien à redire.

... et vous.

Les jours de transformation correspondent à une première phase du récit de Mycroft Canner, dont le principal intérêt réside dans le soin magistral apporté à la construction d'un équilibre et dans l'incroyable combinaison d'éléments qui vont contribuer à le faire vaciller.
 
Riche de ses nombreuses références, il serait étonnant que la lecture de Terra Ignota ne vous donne pas envie de revoir vos classiques. Il est à peu près impossible, en une chronique (que j'ai pourtant coupée en deux), de faire un exposé satisfaisant des éléments au service desquels elle met idées, concepts, histoire et auteurs, ou de restituer les réflexions qui se cachent derrière. Je dirai seulement que ce cycle témoigne de l'érudition et de la grande sensibilité de son autrice, l'œuvre étant parsemée de passages qui m'ont parfois donné les larmes aux yeux. Véritable laboratoire d'expérimentations, le cycle propose un mille-feuilles d'opportunités de réflexion au lecteur et porte ainsi la science-fiction à un niveau d'une qualité rare.
 
Si vous êtes toujours là au terme de cette première semaine, c'est que vous avez envie de savoir quel prix Ada Palmer fixe à son utopie réaliste, et vous avez raison. Une deuxième phase de cette histoire, non moins gourmande, vous tend les bras. En ce qui me concerne, le cycle est à ne manquer sous aucun prétexte, et sans conteste une de mes meilleures lectures à ce jour.

Commentaires

  1. J'en suis resté au premier mais maintenant que j'ai acheté le deuxième tome et gagné le troisième il va falloir que je m'y replonge.

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    1. Si tu avais aimé le premier, ça devrait rouler pour la suite. :)

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  2. Très beau compte rendu. J'ai hâte de lire le troisième tome, j'attends juste d'avoir le cerveau bien disponible pour l'apprécier à sa juste valeur.

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    1. Merci ! Pour ma part, je ne regrette pas d'avoir tout relu à chaud. Ça m'a permis d'avoir bien en tête le déroulement des évènements. :)

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