Une citation pour les curieux :

« Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups. Parce qu’il se comportait comme un saint, ce con. Sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » (Vivonne, La Table Ronde, 2021)

Amatka, de Karin Tidbeck, chez Folio SF (Fr : 2018 ; Sv : 2012)



Publication grand format : La Volte, 2018, 320 pages
Publication poche : Folio SF, 2019, 320 pages
Langue originale : Suédois
Traduction : Iuvan
ISBN grand format : 9782370490599
ISBN poche : 9782072822773

Quatrième de couverture 

C’est une colonie sans soleil, enclavée dans un désert glacial. Amatka, lieu interdit à la dissidence et aux sentiments, espace exigu où la liberté niche dans les recoins obscurs du langage, est une communauté égalitaire et heureuse mais totalement figée. Ici, seuls les mots façonnent la réalité et protègent le collectif du chaos.
Vanja arrive à Amatka pour réaliser une étude de marché. Peu à peu, les allusions séditieuses du bibliothécaire, les contradictions du comité et la désagrégation inhabituelle des objets la troublent, attisent ses doutes et ravivent des interrogations enfouies. Refusant de respecter plus longtemps des tabous devenus intolérables, elle explore les failles de la ville pour découvrir la vérité sur cet écosystème inouï, au risque d’en rompre le fragile équilibre.

Amatka est une fable politique sur le contrôle social, la peur du changement et la plus insensée des révolutions.

Ma chronique 

* Cette chronique est estampillée #DéfiCortex *

Le récit de Karin Tidbeck présente une des qualités que je chéris dans les textes courts : il plonge son lecteur dans le vif de l'action sans l'introduire à l'univers dans lequel il entre. De cet univers, l'autrice ne dévoilera d'ailleurs que très peu d'éléments, se contentant d'égrainer ici et là quelques informations uniquement destinées à nourrir le contexte immédiat de l'intrigue. Elle contrebalance efficacement cet effort d'immersion demandé au lecteur en titillant régulièrement sa curiosité, dans un récit qui se déroule au gré des découvertes de sa protagoniste principale.
 
Cette lecture a été une très belle surprise et je m'en vais vous expliquer le pourquoi de mon coup de cœur.

De l'art d'écrire la perte de sens sans la nommer

Une écriture sèche, à la scandinave, relate les activités de Vanja à coups de phrases courtes, incisives. Tout doit passer par la description du contexte immédiat : actions, dialogues, décors, comportements. Bien plus subtile dans l'exercice que ce qu'il n'y parait au premier abord, c'est ce style qui permet à Karin Tidbeck de suggérer chez le lecteur la perte de sens qui règne dans l'existence de ses protagonistes
 
Vanja, jeune employée d'une entreprise de la première colonie et capitale administrative, est envoyée à Amatka pour mener une enquête sur les produits d'hygiène. Elle dispose de trois semaines pour achever cette mission. Et c'est tout. Elle ne sait pas exactement pourquoi c'est à elle que cette mission a été confiée, ni comment elle devra procéder, et découvrira rapidement sur place qu'elle n'a que peu d'intérêt.
 
Lointaine, de moins en moins peuplée, la quatrième colonie cristallise les symptômes d'un mode de vie qui apparait terne, sinon mourant. Confinés à une routine quotidienne partagée entre le travail et le temps de repos, les habitants d'Amatka semblent dépérir avec leur colonie, condamnés à une vie dont ils ne choisissent pas grand chose. Leur rôle dans la société leur est attribué en fonction de leurs capacités et des besoins, la proximité affective avec les enfants est tout bonnement découragée, les loisirs rares, la nourriture invariablement la même, leur retraite l'antichambre de la mort. Beaucoup souffrent de dépression, du manque de clarté, du froid, et bien sûr d'un manque de perspective écrasant dans cette vie réglée à l'avance dans le but d'assurer la survie des colonies. Ce portrait d'ensemble est essentiellement distillé dans des éléments ténus de contexte : une phrase inachevée, un expression furtive sur un visage, un sous-entendu, la fonction d'une installation ou d'un objet, une des multiples observations auxquelles Vanja se livre en silence...

Le pouvoir des mots... au sens propre

À leur arrivée, les premiers colons découvrent une substance capable de prendre la forme des mots qu'on lui attribue. Venus vivre dans ce nouveau monde avec le bagage d'un langage chargé de souvenirs de leur ancien monde, ils ont malgré eux donné forme à diverses choses qui n'y existaient pas, pour le meilleur et pour le pire ; dans ce dernier cas, la formation d'un avatar de soleil qui incendia et détruisit la cinquième colonie. 

Ce danger les conduit peu à peu à proscrire tout élément qui encouragerait quiconque à prononcer des mots pouvant menacer la pérennité de la nouvelle société — par exemple en détruisant les livres ou lettres qui évoquent des souvenirs de l'ancien monde. Puis à épurer le langage usuel de ses homonymes, afin d'attribuer à chaque chose un sens unique qui échappera à toute confusion, tout détournement. Et enfin à instaurer le rite du marquage, qui rythme chaque instant de leur vie et conduit les colons à nommer constamment toute chose uniquement par le mot qui la désigne, à l'oral ou à l'écrit. À défaut, la substance reprend sa forme naturelle.

Ce contrôle drastique du langage et du sens des mots, puisqu'ils ont en ce monde un pouvoir immédiat et concret, conduit les colons à la peur : la substance visqueuse qui donne sa forme aux objets, l'extérieur des colonies, des évènements inexpliqués, des disparitions ou des accidents sont autant de sujets que l'on évite de mentionner et que l'administration étouffe.

Karin Tidbeck installe de cette façon un superbe paradoxe : plus les colons renforcent le contrôle du sens des mots qui composent leur langage usuel, plus ils perdent leur capacité à trouver du sens à leur existence. Cette obsession permanente les aliène dans le moindre aspect de leur vie et en fait des automates, d'autant plus que les contrevenants sont sévèrement punis.

L'autrice n'a pas choisi, pour semer la discorde dans cet univers bien réglé, les activités de ses protagonistes dissidents au hasard : Anna, la poétesse, Evgen, le bibliothécaire. À Amatka, la subversion contamine d'abord les amoureux de la richesse du langage. Et c'est encore une fois le style d'écriture qui lui permet de restituer ce paradoxe.

Éloge d'une liberté

Du genre dystopique, Karine Tidbeck adopte la critique d'une société de contrôle, d'aliénation confinant à la mort lente des esprits heureux. Vanja incarne ce dépérissement et porte une ultime interrogation : dans ces conditions, la survie assurée par ce système qui dépouille les individus de leurs choix a-t-elle encore un sens en elle-même ? Son parcours, qui la conduit à enfreindre les lois et les tabous de sa société, la mène dans un bureau où elle devra répondre de ses actes de rébellion. L'échange n'est pas sans rappeler le fin de 1984, à ceci près que la nécessité du contrôle apparait ici justifiée : il n'y a pas de retour possible, lui révèle son interlocuteur, donc aucun autre choix pour préserver la vie telle qu'ils la connaissent. Seulement voilà, le propos conduit inévitablement le lecteur à comprendre que les colons, en figeant le langage, se sont figé eux-mêmes dans la peur de cet inconnu qu'ils sont venus découvrir jadis.
 
Du planet opera, elle tire la description minimaliste mais bien présente des particularité de ce monde nouveau, de la vie qu'il abrite et de sa façon radicale de concevoir son rapport au réel.

Le premier contact n'est réellement consommé que par l'appropriation de certains être humains par la mystérieuse substance, qui peut désormais se faire comprendre : les mots sont des cages, un sens figé est une prison insensée. "La parole... La langue. Est si petite. Oui. Nous sommes tout. Mais toi... Tu n'es pas", lui dit une poétesse qui fait désormais corps avec l'étrange forme de vie.
 
"Prendre part au monde nouveau ou périr avec l'ancien", abandonner cette vaine fuite en avant, voilà l'invitation faite aux derniers habitants d'Amatka. Le langage de ce nouveau monde, qui décrit les choses "non pas comme elles sont, mais comme elles pourraient être", invite à s'y abandonner en faisant tomber les dernières barrières d'un langage qui les privait de ce potentiel. 
 
Cette invitation à ouvrir son esprit, à ne pas s'enfermer dans des mots — donc dans les idées qu'ils incarnent — est un éloge merveilleux de la liberté de pensée, que sa capacité à rester en mouvement et à évoluer renforce autant que toute volonté de la figer l'affaiblit. L'amour que Vanja et Nina partagent, au sujet duquel aucun mot n'est jamais prononcé dans tout le récit, est d'ailleurs le seul élément qui survivra à la disparition de l'ancien monde.







 
 
 
 



Commentaires

  1. J'en avais déjà entendu beaucoup de bien, mais il faut vraiment que je le lise, tu donnes envie. Surtout que, cerise sur le gâteau, "il plonge son lecteur dans le vif de l'action sans l'introduire à l'univers dans lequel il entre" : moi aussi j'aime beaucoup ça. ^^

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    1. L'efficacité n'a rien enlevé à la qualité de son travail. Je me suis même demandé si elle avait appuyé volontairement cet usage très sec du langage (courant dans les langues scandinaves). En tout cas, c'est une très belle surprise. :)

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  2. Il est superbe ce roman, j'en garde un excellent souvenir *-*

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