Une citation pour les curieux :

« Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups. Parce qu’il se comportait comme un saint, ce con. Sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » (Vivonne, La Table Ronde, 2021)

Qui a peur de la mort ? de Nnedi Okorafor, au Livre de poche (2018, pour la version lue ; 2010 pour le texte original)


600
Date de parution: 
19/09/2018
Langue: 
Français
EAN : 
9782253083696
Editeur d'origine: 
Editions ActuSF

La quatrième de couverture  

Dans une Afrique post-apocalyptique, la guerre continue de faire rage. Enfant du viol, rejetée par les siens du fait de sa peau et ses cheveux couleur de sable, Onyesonwu porte en elle autant de colère que d’espoir. Seule sa mère ne semble pas étonnée lorsqu’elle se met à développer les prémices d’une magie unique et puissante.

Lors de l’un de ses voyages dans le monde des esprits, elle se rend compte qu’une terrible force cherche à lui nuire. Pour en triompher, elle devra affronter son destin, sa nature, la tradition et comprendre enfin le nom que sa mère lui a donné : Qui a peur de la mort.

Ma chronique 

« Loyale et héroïque, Onyesonwu n’en est pas moins impétueuse et en colère. C’est un personnage féminin complexe, puissant et imparfait. » C'est ainsi que l'autrice décrit son personnage principal, un des deux éléments forts de son roman. Après tout, celui-ci porte son nom. Je commencerai donc par là.

Le portrait de Nnedi Okorafor ne ment pas : Onyesonwu est, à la lecture, telle que l'a voulue son autrice. Elle est d'autant plus touchante qu'elle est en effet complexe : loyale envers une mère qui en a fait, malgré son amour, un objet de vengeance envers son géniteur ; héroïque en raison d'une destinée qui va à l'encontre de sa condition sociale (j'y reviendrai...) ; armée de l'impétuosité de sa jeunesse et d'une colère qu'elle a du mal à canaliser. Onyesonwu provoque la défiance, la peur, le mépris, voire la haine des siens, qui craignent sa nature, par ignorance ou en connaissance de cause. Il fallait en effet qu'elle soit imparfaite, au risque de tomber dans une caricature de la figure féministe idéale. Et puis, personne n'est parfait.

De tous les traits décrits par l'auteur, c'est la colère de son personnage qui m'a le plus marquée. Qui a éprouvé la brûlure lente et pernicieuse d'une rage qui ne semble jamais vouloir s'éteindre ne peut qu'être sensible à la lutte intérieure dont Onyesonwu fait bien souvent les frais. Les erreurs qu'elle commet, les choix critiquables qu'elle fait parfois, aveuglée par sa colère, étoffent un portrait convainquant et crédible d'une femme qui a toute les raisons d'envoyer chier le monde qui la conspue.

Imparfaite, elle l'est aussi parce qu'elle est femme. Nnedi Okorafor n'a pas fait mine d'attendrir une société très patriarcale et cruelle pour ménager celle qui doit accomplir la prophétie destinée à changer le monde : les tenants des termes de cette prophétie refusent d'abord de croire que c'est une femme qui doit l'accomplir ; son compagnon ne se départira jamais totalement du fait que c'est une femme qui a été formée à la sorcellerie à sa place — celle d'un homme ; des badauds complètement bourrés essaieront de la violer ou de la tuer alors même qu'ils ont eu vent de l'étendue de ses pouvoirs et de ce qu'elle censée leur apporter. En résumé et pour faire court, l'élue en prend plein la gueule, et ce jusqu'au terme du récit. L'héroïsme n'épargne ni ne sauve, et c'est sans doute le choix de narration le plus important de l'autrice : un peuple aveugle peut très bien méconnaitre son sauveur, assassiner ses héros, faute pour l'acte héroïque d'avoir été suffisamment manifeste, faute pour ledit héros de ressembler à l'idée que l'on se fait de lui... en l'occurrence, d'elle.

Onyesonwu est sans cesse ramenée à ce qu'elle est — une femme, une paria — comme à sa condition — une enfant née d'un viol, détestable et rejetée à ce titre. Et cependant, qui a peur de la mort ? Certainement pas elle, qui l'a vécue deux fois, et court sciemment au devant de la deuxième.
 
Nous avons mentionné la description d'une société patriarcale et cruelle, ce qui m'amène à évoquer le deuxième élément fort de ce roman : sa violence. Car si Nnedi Okorafor ne ménage pas sa narratrice, elle ne ménage pas non plus son lecteur. Sans jamais tomber dans l'exagération, il n'est cependant pas question de jeter un voile pudique sur la violence de la société qu'elle dépeint. Sans surenchère ni pudeur, donc, l'autrice décrit des scènes d'une violence que j'ai pour ma part rarement rencontrée dans un roman. C'est un élément important parce qu'il entre en résonance avec la colère d'Onyesonwu : engendrée dans la violence, traitée avec violence (qu'elle intériorise, d'ailleurs), vivant dans un monde violent, les siens la prédestinent même à en être l'une des plus odieuses expressions. Elle-même s'interroge sur cette prédiction aux airs de malédiction : les enfants nés de la violence finissent toujours par devenir violents. La violence est le cadre avec lequel elle doit composer et un élément fondamental avec lequel elle se construit. Sa colère est plus qu'un carburant explosif : quelle autre réponse humaine, logique face à un monde gangrené ?
 
Du reste, on retrouve des ingrédients classiques de la fantasy dans une univers post-apocalyptique : la destinée, la condition modeste et défavorable de l'élue qui doit l'accomplir, sa prédisposition innée à l'usage de la magie, etc. Rien de tout cela n'a vraiment d'importance, ce n'est d'ailleurs pas ce que Nnedi Okorafor met en avant. Notons au passage que sortir du cadre occidental, aux codes duquel nous ne sommes que trop habitués, est extrêmement bienvenu dans une expérience de lecture très occidentalo-centrée : le récit se déroule en Afrique, plus précisément dans "ce qui a jadis été le Soudan", nous dit-on sans plus de précisions. 

Qui a peur de la mort ? serait-il, pour son autrice, une sorte d'exutoire ? Elle confie, en post face, avoir eu pour point de départ le premier chapitre, écrit peu de temps après le décès de son père, à qui le récit est dédié : "Le visage de mon père". La colère face à la violence du deuil, la colère face à la violence du monde, la colère d'où nait Onyesonwu, comme une provocation. Je trouve tel acte de création d'une grande beauté.
 

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