Une citation pour les curieux :

« Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups. Parce qu’il se comportait comme un saint, ce con. Sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » (Vivonne, La Table Ronde, 2021)

Digression dans l'imaginaire : The Last of Us (Naughty Dog, Sony, PS4)

Ellie, dans The Last of Us : Part II - ©Sony

The Last of Us : un univers, un propos

En 2013, peu avant la sortie du premier épisode, Sony teasait dur. Totalement nouvelle, la licence projetait Naughty Dog dans un univers post-apocalyptique. Une première pour le studio, qui a fait le choix de développer un hybride action/survival/horror. Cette apocalypse porte le nom de Cordyceps, un véritable champignon parasite dont on postule ici qu'il peut avoir des êtres humains pour hôtes, transmissible par inhalation des spores ou par morsure d'un infecté. L'histoire que l'on se propose de vous raconter est celle Joel et Ellie, un tandem devant traverser le pays (les États-Unis) pour des raisons que je préfère ici laisser sous le sceau sacré du "garanti sans spoil". Mais tout jeu d'action qu'il soit, The Last of Us accorde une place essentielle au lore.

Le deuxième épisode de cette histoire est sorti en ce mois de juin 2020. J'ai eu envie, à la faveur de certaines réactions, de revenir sur certains éléments de ce qui restera pour moi une des meilleures licences de la décennie. C'est l'occasion de digresser.

 Quand la violence explicite est un élément de narration...

Il y a sept ans, les bandes-annonces donnaient le ton en fournissant les premières images violentes d'un jeu dont l'univers proposé ne semblait pas particulièrement innovant sur le fond. J'ai eu une appréhension, alors. La violence, comme le sexe, quand elle est explicite, doit à mon sens servir un propos. Sans quoi ce n'est que sensationnalisme, voyeurisme ou provocation délibérée (ou les trois). Non que cette seconde approche soit absolument condamnable — c'est là un autre débat — mais ce n'est pas celle qui a ma faveur en tant que consommateur de contenu. Dans un monde déjà merdique, qui a besoin de montrer ou voir de la violence pour la violence ? 

Dans The Last of Us, la violence est d'abord celle de l'épidémie et des infectés. Le Cordyceps rend ses hôtes extrêmement agressifs. Une joyeuse caractéristique que Joel a l'occasion de découvrir bien assez tôt dans les premières semaines de la pandémie.

Elle est ensuite celle des groupes qui se forment au milieu des ruines d'une civilisation effondrée avec ses institutions. Rapidement dépassée par les évènements, l'armée perd le monopole de la gestion post-pandémie et les survivants se répartissent en groupuscules armés, à l'intérieur ou hors des zones de quarantaine.

Elle est enfin celle de la survie dans un univers dans lequel le Cordyceps a imposé de nouvelles règles : il faut être armé et prêt à tuer. C'est un aspect qui était au centre du premier épisode, largement approfondi par un certain nombre de documents, de lettres, de rapports décrivant diverses situations qui ont, souvent, mal tourné.

The Last of Us est un jeu violent, oui, car il dépeint la violence : celle d'une nécessité immédiate de survie dans un monde brutalement jeté à terre par une pandémie. Et ce facteur ne saurait être négligé dans la prise en considération de ce qui nous est montré, car dans ce jeu, la violence est un moyen.

... et l'humain le centre de la narration.

Joel est, somme toute, un mec ordinaire avec des emmerdes ordinaires. L'introduction du premier épisode est là pour nous faire partager la façon avec laquelle le confort du quotidien et du familier lui a été arraché dans la violence. Les fondations de l'histoire que l'on veut nous raconter reposent sur cette première rupture, soit une introduction d'environ vingt minutes. Joel passe de mec ordinaire à survivant parmi d'autres, à devoir se démerder pour s'en sortir, quitte à faire des choses — disons-le — assez moches.

Partant de là, le lore explore la façon dont l'humanité de chacun est transformée par cette violence nouvelle et désormais permanente, pleinement intégrée au quotidien des survivants. Sont-ils restés seuls ou se sont-ils alliés ? Se sont-ils ralliés sous une bannière particulière ? Avec quelle philosophie abordent-ils leurs nouvelles conditions de vie ? Que sont-ils prêts à faire pour survivre ? Qu'est-ce qui est condamnable et pourquoi ?

Centré sur le point de vue de notre tandem, cette première partie de l'histoire, sans trancher entre gentils et méchants, ni bons et mauvais choix, restait attachée à leur perception des évènements. Cela provoque quelque chose d'intéressant chez le joueur, nécessairement impliqué dans leur parcours : les "méchants", c'est tout ce qui constitue potentiellement une menace, humains ou infectés ; les méchants, c'est les autres.

Cette réflexion sur la transformation de notre humanité face à une telle violence est notamment abordée de façon très intéressante par un personnage du premier jeu, Bill, qui dira à Joel qu'il préfère avoir affaire aux infectés car eux, au moins, son prévisibles. En d'autres termes, dans ce monde post-pandémie, le facteur compliquant et menaçant demeure l'humain, bien plus que le Cordyceps.

Le deuxième épisode approfondit encore cette question avec beaucoup de pertinence, en nous ôtant le confort du point de vue unique. La multiplicité des perceptions crée une dissonance en retirant au joueur sa capacité à s'accommoder à la vindicte personnelle du personnage joué et à la considérer comme nécessairement justifiée : il n'est plus permis de douter que l'être humain qui se présente en face de nous comme une menace a probablement, lui aussi, ses bonnes raisons d'agir comme il le fait. La trame joue alors avec la psychologie du joueur, baladé d'un protagoniste à l'autre, d'une situation à l'autre, d'une émotion à l'autre. 

Et la violence, dans tout cela ? Là encore, elle est instrumentalisée au service de l'ascenseur émotionnel. Celui des personnages que nous incarnons, donc le nôtre. The Last of Us : Part II insiste par ailleurs beaucoup plus sur ce qu'il en coûte à chacun des personnages, physiquement et moralement, d'y faire constamment face. Certains moments, parfois certains plans sont tout à fait saisissants, sans même qu'il soit besoin de dialogues : la colère, la peur, l'usure, l'épuisement, la détresse des protagonistes font partie du propos. Une justesse que l'on doit au savoir-faire du studio, et qui n'est plus à démontrer.

Ellie, dans The Last of Us : Part II - ©Sony

Qu'on se le dise : le fait que la violence serve efficacement un propos n'ouvre pas la voie vers une tolérance démentielle pour les images qui sont montrées dans ces jeux, aussi réalistes qu'explicites. Âmes sensibles — et ce n'est en rien une critique ou une moquerie — s'abstenir, et plutôt deux fois qu'une. 

Propagande LGBTQ+... ?

Il faudrait en rire si ce n'était pas à pleurer. Nous sommes tout de même en 2020.

Mais revenons donc sept ans en arrière. Le premier épisode sur le point de sortir, une partie de la presse spécialisée axe sa communication autour du personnage de Joel. Il n'en fallait pas plus pour fâcher le studio, qui rappelle cordialement que c'est là méconnaitre le cœur du jeu, centré sur le tandem, et non uniquement sur Joel. Il y avait eu un tollé, à l'époque, et s'était posée la question de savoir si cette mise à l'écart, consciente ou non, pouvait s'expliquer par le fait qu'Ellie est un personnage féminin. Une fois le premier jeu terminé, il n'y a pourtant aucun doute à avoir sur l'importance égale de ce personnage dans le déroulement des évènements. 

L'excellent spin-off, sorti quelque temps plus tard, semblait faire un pied de nez à tous ceux qui auraient voulu la mettre au second plan. Centré sur ce qui arrive à son personnage avant les évènements de la première partie, il révèle au joueur, avec beaucoup de délicatesse, l'attirance mutuelle qu'Ellie entretient avec cette amie en compagnie de laquelle elle pensait "devenir folles ensemble", une fois mordues.

Je dis "révèle", et ce n'est pourtant qu'un détail parmi d'autres. C'eut pu être un garçon, c'est une fille. Le message de Naughty Dog parait clair : "Et alors ?". Car en effet, cela ne change absolument rien au déroulé des évènements, et c'est exactement ce que cherche à démontrer le studio. Haters gonna hate, comme disait l'autre. Le jeu est centré sur un personnage féminin, sur un personnage homosexuel, ce qui ne change rien au fait qu'on vous propose une histoire tout aussi poignante que si elle était portée par un homme hétérosexuel. Point. 

Le deuxième épisode ne fait que reprendre ces éléments, toujours proposés comme détail de narration dans le même état d'esprit. Que ceux qui se sont trouvés choqués par les scènes d'intimité entre Ellie et Dina se lèvent et quittent la salle, sauf à admettre que celles montrant des couples hétérosexuels vous choquent tout autant. Ces scènes sont d'ailleurs jouées avec beaucoup de justesse et de douceur, et je félicite les développeurs non seulement d'affirmer que cela devrait être aussi ordinaire et habituel que le reste, mais encore d'avoir confié les scènes à des comédiens de grand talent.

Dina et Ellie, dans The Last of Us : Part II - ©Sony

Un postulat poussif selon lequel on ne saurait se passer de l'État et de ses institutions dans un monde post-effondrement... ?

La personne qui soutenait cette interprétation — et avait semble-t-il une sensibilité pour la pensée anarchiste — déplorait le fait que l'univers post-apocalyptique proposé par Naughty Dog avance encore et toujours l'idée selon laquelle un appareil d'État est indispensable au maintien d'une vie collective paisible, ordonnée, basée sur la solidarité et l'entraide.

Pourtant, rien n'est plus faux.

S'il est une chose que le lore explique en long, en large et en travers, c'est bien l'échec de l'État et de ses institutions — en particulier de l'armée et de la FEDRA — à maintenir l'ordre pendant et après la pandémie. Nombre de collectibles dépeignent une gestion inégale de la crise par ces deux groupes, en plus des abus dont ils se rendent responsables dans les zones de quarantaine dont ils sont censés assurer la protection. Au contraire, hors de ces zones, les survivants s'organisent presque systématiquement de façon beaucoup plus efficace et équilibrée. Dans le premier épisode, c'est le cas de la ville de Jackson, bien sûr, mais également de celle de Silver Lake. Dans le deuxième épisode, ensuite, c'est le cas de Seattle comme de l'île de Haven ; la deuxième partie de l'histoire a de toute façon comme objectif de faire découvrir l'organisation de ces autres groupes pour encourager l'empathie que doit éprouver le joueur pour les protagonistes qui en font partie. Le fait que ces modèles hors zones de quarantaine fonctionnent est largement mis en avant, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle ces refuges sont des lieux de vie et d'installation à long terme préférés aux zones de quarantaines, qui elles sont souvent fuies.

Que la vie soit faite de chaos, de violence et de coups de feu n'est pas fort surprenant s'il on tient compte de ce qu'implique le Cordyceps. Le lore insiste justement sur le fait qu'elle ne se résume pourtant pas à cela. Le monde ne se résume pas plus, dans notre réalité et en présence des États et de leurs institutions, à la solidarité et à l'entraide : pourquoi cela changerait-il alors que c'est le bordel intégral ? 

Une des forces de The Last of Us réside justement dans la nuance apportée au propos qu'il met en scène. Plus encore dans ce deuxième épisode, on nous dépeint une monde complexe et à multiples facettes, ce qu'il serait très probablement si un tel évènement survenait : du moche, du beau, du simple, du compliqué, du sale, du propre, de l'amour, de la haine, et tout le spectre de ce qui peut exister entre ces extrémités.

Inutile de s'étaler plus longtemps sur ce point, sinon pour énoncer une simple requête : jouez d'abord, exprimez-vous seulement ensuite en connaissance de cause. 


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