La quatrième de couverture
Une corneille seule n’est pas une corneille.
Une corneille ne tue jamais une autre corneille.
Dans un futur proche ravagé par la pollution, un vieil homme nous raconte qu’une Corneille nommée Dar Duchesne – la première de tous les temps à avoir porté un nom – lui a raconté ses nombreuses vies et morts au pays de Kra…
Alors que nous sommes dans un monde qui finit par devenir différent de celui où nous sommes nés, Kra : Dar Duchesne dans les ruines de Ymr, permet sans doute à John Crowley d’avancer un peu plus vers l’immortalité littéraire. Patrick Gyger
Ma chronique
* Cette chronique est estampillée #DéfiCortex *
Certains titres me font lutter lorsque vient le moment d'écrire ma chronique, avec cette question qui doit diriger chacun des articles que j'écris sur un livre : comment rester fidèle à mon ressenti tout en rédigeant quelque chose que j'espère utile à mon lecteur ?
On pourrait commencer par enfoncer les portes ouvertes en affirmant que Kra est un titre aussi dense à la lecture qu'il est épais quand on le regarde. On voit comme on sent que l'on s'attaque à un gros morceau. "John Crowley ? Un auteur réputé difficile, complexe", m'avait prévenue une collègue qui n'est pas née de la dernière pluie. Peu importe. Sans trop savoir pourquoi, j'ai eu envie, dès que je l'ai découvert, qu'il me prenne par la main sans savoir où il voulait aller.
Qu'est-ce que Kra ? Je n'y reconnais pas tant de la fantasy (tout en faisant partie de ceux qui ne prônent pas la présence obligatoire de magie dans ce genre - de surnaturel, oui, mais pas nécessairement sous forme de magie) qu'un fantastique qui se serait volontairement déplacé à côté de son objet : humains et corneilles ne se parlent pas, ne sont pas censés le faire, et le font pourtant. Simplement, la surprise, l'incompréhension, le bouleversement de l'ordinaire n'y sont pas. D'abord parce que le point de vue n'est pas humain mais bien celui d'une corneille, Dar Duchesne, dont l'histoire s'entrecroise avec celle des humains. Ensuite et surtout parce qu'il embrasse nos symbolismes et croyances selon les époques et choisit de ne mettre en avant que les humains qui dialoguent avec la corneille à l'occasion, tout en évoquant parfois l’incompréhension des autres.
J'ai trouvé ce renversement, loin de l'anthropocentrisme habituel, passionnant à suivre. Ne faisons-nous pas nous-mêmes irruption, de temps à autre, dans l'existence d'autres espèces ? Là où nos chemins se croisent, n'avons-nous pas une influence qui changera à jamais l'existence de ceux que nous croisons ? Un détail frappant, dans l'écriture (et a fortiori la traduction) de l'auteur est le suivant : l'acuité avec laquelle il écrit le comportement d'oiseaux dont je ne peux qu'imaginer qu'il a dû très longuement les observer, les étudier. Les portraits, les descriptions, jusqu'aux dialogues sont si saisissants que l'on s'imagine chaque scène, chaque mouvement, chaque attitude sans peine. Le rendu est bluffant.
Comment les humains, selon John Crowley, ont-ils bouleversé l'existence des Corneilles ? Comment le Kra, leur royaume, a-t-il rencontré le nôtre ? Par les histoires, nous raconte-t-il au travers du témoignage de son narrateur, dernier humain connu à avoir dialogué avec Dar Duchesne. Le très long récit de ce dernier n'est qu'un enchainement incessant d'histoires enchevêtrées, de rencontres dues au hasard et pourtant, dans un sens, inévitables, de deux cheminements parallèles qui se sont parfois rencontrés et ont produit des conséquences pour les deux espèces.
Le royaume qu'est l'Ymr, où les croyances qu'entretiennent les êtres humains prennent vie, forme, et d'une certaine façon réalité, se fait support de ce qui n'est, en fin de compte, qu'une très longue réflexion sur la mort. Le rôle d'oiseau de mort, les corneilles ne l'auraient endossé que par accident, au cours d'une de ces nombreuses histoires partagées avec les humains.
Ainsi John Crowley postule deux choses : d'une part, que la mort n'a jamais été autre chose que ce que l'on en fait, que le sens qu'on lui donne ; d'autre part, que ce sens n'a de réalité que pour ceux dans la foi desquels il s'inscrit. C'est parce qu'il croit au plus profond de lui qu'il peut l'y retrouver que Dar Duchesne, convaincu qu'un Ymr du Kra doit aussi exister, part y chercher sa compagne Na Cerise - pour la perdre à nouveau, certes. Une foi qu'il découvre chez les humains, pas ailleurs. Mais c'est, à l'inverse, parce qu'il n'y croit pas vraiment que le narrateur, au terme de son récit, ne parvient pas à se rendre en Ymr.
Toute cette réflexion trouve sa beauté dans sa profondeur, dans cet angle particulier choisi par l'auteur, dans cette rencontre rejouée incessamment, sans qu'elle n'ait vraiment été recherchée par aucune des deux parties. Si Dar Duchesne a un rôle à jouer dans les histoires des humains, c'est non pas tant parce qu'il l'accepte que parce qu'on le lui attribue ; car ce rôle, en réalité, n'existe que dans les histoires qui ne lui appartiennent pas, qu'il n'a pas écrites. Ce ne sont pas ses symboles, pas ses croyances. Il les incarne pourtant malgré lui, tant la foi des humains en matérialise la réalité.
Quelle leçon peut-on alors tirer de Kra ? Peut-être est-ce cela, au fond : la mort ne sera que ce que vous en ferez, ce que vous en ferez vraiment. Si la fin nous met en garde, c'est bien contre une foi qui serait feinte : peu importe sa nature - aucune ne vaut plus que les autres - vous ne pourrez pas tricher. Vous pouvez attribuer à la mort, à l'après, un sens, l'incarner dans une "histoire", mais ce pouvoir a pour pendant l'inéluctabilité de cette condition, son immuabilité. L'histoire, peu importe la façon dont elle est racontée, se répète ; la fin reste la même.
L'humanité aurait perdu, à cause des Corneilles, la chose la plus précieuse. La vie éternelle, vraiment ? Dans cette histoire, Dar Duchesne affirmerait sans doute le contraire, lui qui assume à travers les âges ce rôle de bouc émissaire pour les siens, celui de voleur, et qui préfèrerait sans doute une histoire lui permettant d'accéder à l'Ymr, celui du Kra, puisque aucune histoire ne peut donner un sens à une vie éternelle. Elles doivent toute avoir une fin : c'est bien ce dont il se rend compte en voyant mourir les siens, vie après vie.
John Crowley, c'est certain, n'emmènera pas tout le monde dans ce voyage, mais je l'ai pour ma part longuement suivi avec plaisir et intérêt. C'est un très beau roman, infiniment bien écrit, qui fait mine de ne jamais réellement saisir la tragédie qui se joue pour l'humanité dans son rapport à la mort, tantôt drôle, tantôt touchant. Une ode à la foi et aux histoires qu'elle se raconte, qu'importe leur forme, seule capable donner un sens à la mort - la nôtre.
Le pense-bête du libraire
Coup de cœur
Genre/Fréquence : roman, one-shot dans le genre fantastique.
Autres titres notables de cet auteur :
- chez Pocket : Le parlement des fées (réédition en deux tomes, 2009).
L'auteur est prolixe. Voir la biographie complète.
Le pitch en une phrase : Si une bataille est une histoire humaine parmi d'autres, alors une corneille s'en est un jour mêlée, comprenant qu'elle et les siens y trouveraient de quoi se nourrir en abondance ; là commence l'irruption de Dar Duchesne dans de nombreuses autres histoires des humains, avec pour point commun la mort et ce qu'elle représente.
Ce qui peut piquer la curiosité du client : L'histoire est contée du point de vue d'une corneille, ce qui permet de remettre constamment en perspective le sujet qu'est la mort.
Les atouts à mettre en avant : une très belle écriture, un récit hors du commun, dense, touchant, une réflexion complexe et profonde sur la mort et le sens qu'on lui donne.
Les éventuels freins à l'intérêt du client : les mécaniques de narration classiques n'y sont pas. C'est un enchainement d'histoires différentes, volontairement lacunaires, qui représentent autant de vies vécues par Dar Duchesne. L'action peut ainsi paraitre assez décousue, et en vérité même assez lourde parfois, avec l'impression de traîner en longueur. C'est un récit essentiellement réflexif, la fin n'en est pas un marqueur important, donc peut paraitre décevante pour beaucoup, bien qu'elle en soit la conclusion logique et sans prétention. À qui je conseillerais : aux amateurs de récits réflexifs. Je ne conseillerais pas à des lecteurs qui recherchent de l'action, de la tension, du léger, ou qui veulent passer un bon moment. À conseiller aux lecteurs qui aiment se creuser le ciboulot sur des thématiques pesantes et prêts à y passer du temps. La route est longue mais, lorsqu'on est prêt à y passer du temps, le jeu en vaut largement la chandelle.
Ca pourrait m'intéresser, même si la thématique semble mortelle.
RépondreSupprimerC'est omniprésent et pourtant, précisément parce que le point de vue est celui de la corneille, qui a priori n'est pas concerné, il passe comme "à côté" de son thème, ne le traite jamais frontalement. Un tour de passe-passe aussi simple que génial, parce que ça fonctionne. :)
SupprimerJe ne pense pas être la cible, un peu trop "déprimant" et lent pour moi, mais la façon dont tu en parles me le fait regretter. Belle chronique.
RépondreSupprimerMerci beaucoup ! :) Pour ma part, j'y suis vraiment allée à l'aveugle.
SupprimerBizarrement, c'est presque plus pour ses défauts que j'ai envie d'y jeter un œil.
RépondreSupprimerJe vais revoir le système de pense-bête. Ce que j'identifie comme des freins ne sont pas forcément des défauts. Mais c'est vrai que sa forme est peu commune, et ça fait du bien de changer. :)
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